"Vous n'allez pas écrire que le roi aime le risotto ?", supplie le cuisinier du restaurant italien d'un grand hôtel de Marrakech, éperdu d'avoir laissé échapper ce secret défense devant une journaliste.
Et cet habitué du palais qui regrette d'en avoir trop dit : dans un moment d'exaltation, il vient en effet de louer la bonté de Mohammed VI, qui fait la lecture tous les jours à un ami malade.
Mais surtout, qu'on ne le cite pas : "Sa Majesté pourrait me soupçonner de flagornerie..." A l'heure où les faits et gestes de la plupart des têtes couronnées sont aussi médiatisés que ceux des stars de cinéma, il est interdit de parler du monarque marocain, même pour en dire du bien.
Dans son royaume, il est l'objet d'une étrange vénération
Qui est cet homme de 48 ans qui règne depuis près de douze ans sur le royaume chérifien ? Regard noir, cheveux ras, toujours l'ombre d'une barbe sur un visage impénétrable. Alors que le Maroc est à son tour gagné par la fièvre démocratique qui s'empare du monde arabe, il sera peut-être le seul dirigeant de la région à avoir su désamorcer la révolte à temps.
En Occident, il incarne la modernité et l'ouverture. Mais, dans son royaume, il est l'objet d'une étrange vénération. "Faire un portrait du roi, vous n'y pensez pas '.C'est impossible. Le rencontrer ? Il serait plus facile de voir Dieu...", s'exclame un diplomate proche du palais.
Le roi est le secret le mieux gardé du royaume. Le sujet tabou par excellence, l'une des dernières lignes blanches avec la question du Sahara occidental que la presse ne doit franchir sous aucun prétexte. Il y a deux ans, l'hebdomadaire "Tel Quel" a été interdit pour avoir osé évaluer le bilan du monarque. Le sondage montrait pourtant que 91% des Marocains le jugeaient positif ou très positif !
Pourquoi ce respect qui semble s'imposer à tous ?
Comme le Seigneur des Ténèbres dans "Harry Potter", Mohammed VI est celui dont on ose à peine prononcer le nom. Pourquoi tant de mystère ? Pourquoi ce respect qui semble s'imposer à tous ? Bien sûr, "le peuple l'aime".
Le 1er juillet, les Marocains ont plébiscité par référendum son projet de révision constitutionnelle, avec un enthousiasme et un score (98%) qu'un Ben Ali ou un Kadhafi n'obtenaient qu'en bourrant les urnes et en achetant les voix.
Mais cette popularité n'explique pas à elle seule la "sanctuarisation" de celui que l'on surnomme ici "M6". Le roi lui-même entend se protéger. Surtout, sa cour et la classe dirigeante marocaine travaillent de concert pour le soustraire aux curiosités. Plus encore aujourd'hui, en ces temps troubles de printemps arabe aux révoltes contagieuses, il faut gommer l'homme pour consolider le mythe.
Magique aux yeux de ses sujets
"Sous Hassan II, on avait peur du roi, aujourd'hui, on a peur pour lui", avaient coutume de dire les Marocains au début du règne de Mohammed VI. Désormais, face au pays qui gronde, l'élite marocaine a aussi peur pour ses privilèges et se retranche derrière la monarchie consensuelle, ses rites et ses fastes.
La hiba, ce sentiment de crainte et de déférence qui faisait courber l'échine aux sujets de Hassan II, a rejailli sur son fils parce que le makhzen, l'"Etat" marocain, y trouve son compte. Il suffit pour s'en convaincre d'observer ces directeurs d'entreprise qui, recevant un coup de fil du palais, se dressent soudain au garde-à-vous alors que leur interlocuteur ne peut pas les voir...
Dans ce pays où l'identité nationale s'est construite autour de la monarchie, M6 a beau avoir abdiqué son caractère sacré, il reste magique aux yeux de ses sujets. Après le résultat du référendum, malgré la chaleur de l'été, l'aristocratie respire. C'est la monarchie et la vénération qu'elle suscite chez les Marocains qui retarde l'heure des comptes.
M6 a toujours détesté parler en public
Voilà pourquoi, dès qu'on pose la question la plus anodine sur Sa Majesté, on vous regarde comme si vous aviez commis la pire des inconvenances. Il ne faut pas donner un "corps au roi".
L'homme, pourtant, a une histoire, lourde et pleine de secrets. Il fallait le voir le 17 juin dernier. C'était le jour le plus important de son règne. Mais, comme souvent, il donnait l'impression de vouloir être ailleurs... Ce soir-là, vers 20 heures, le Commandeur des Croyants s'engage à limiter ses pouvoirs et à instaurer une monarchie parlementaire. Un discours historique.
Mais le roi avale péniblement sa salive et se lance dans une récitation fastidieuse des articles de loi, les yeux rivés sur ses papiers. "Cher peuple, je m'adresse à toi pour renouveler notre pacte par une nouvelle Constitution..." M6 a toujours détesté parler en public. Son premier discours, il l'a prononcé en tremblant à l'âge de 7 ans devant des agriculteurs, sous le regard impitoyable de son père.
Ce trône démesuré se profilant derrière lui comme une menace
L'ombre d'Hassan II est toujours là, écrasante. Et chaque péroraison ravive le souvenir de ces moments solennels où l'effroi le disputait à l'ennui quand le petit Mohammed n'était que le figurant de son célèbre géniteur. En 1974, à 10 ans, il avait été chargé de le représenter à l'enterrement de Georges Pompidou.
Un enfant habillé d'une djellaba blanche et coiffé d'un tarbouch grenat, l'air perdu sur les bancs de Notre-Dame. "J'avais l'impression d'être une petite virgule rouge dans la cathédrale...", dira plus tard Mohammed VI. Ce 17 juin 2011 aussi, devant les caméras qui filment ses promesses de "révolution tranquille", il a l'air au supplice.
Engoncé dans un costume trop ajusté, flanqué pour symboliser la pérennité de la monarchie des deux héritiers du trône, son fils, le prince Moulay el-Hassan, et son frère, le prince Moulay Rachid, aussi raide que lui. Et puis il y a ce trône démesuré, rose et doré, qui se profile derrière lui, comme une menace. Avant d'y accéder, Mohammed VI a beaucoup enduré.
Convoqué à 5 h du matin par son père pour être sermonné
Son père Hassan II n'a jamais vu en Mohammed un fils, mais un successeur. Dès sa plus tendre enfance, il l'oblige à assister à toutes les audiences royales, tout en lui interdisant d'y prononcer un mot. Lorsque le prince a un accident de voiture à l'âge de 22 ans, il lâche : "L'inquiétude du roi a été supérieure à celle du père... Je voyais vingt années d'éducation, de formation complètement anéanties."
Pour le former au métier de roi, Hassan II a appliqué les méthodes héritées de son père, Mohammed V. Contrôle serré des résultats scolaires, sélection sévère de ses camarades de classe - qui sont aujourd'hui devenus ses conseillers -, surveillance étouffante de ses loisirs...
Mais Hassan II y a ajouté une dose de cruauté. Il convoque son fils à 5 heures du matin pour le sermonner, l'humilie publiquement. Sur les photos d'époque, on voit le jeune Mohammed, petit garçon tendre et rêveur, qui se tient craintif aux côtés de son père, avec ce rictus d'inconfort qui ne le quittera plus, comme s'il redoutait toujours de recevoir une correction.
"Dans la société marocaine, Freud, nous ne connaissons pas, a dit un jour Hassan II dans une interview au "Figaro". On manipule ses enfants directement, même si ça fait mal à une jointure..."
Une violence qui a façonné le futur roi et son rapport au pouvoir
C'est cette violence, exercée par un père à la fois haï et admiré, qui a façonné le futur roi et son rapport au pouvoir. "Comme si Hassan II avait voulu faire payer à son fils le fait qu'un jour il allait lui succéder", explique un proche.
La perversité du monarque est inépuisable. Ainsi il laisse entendre au prince héritier qu'il pourrait bien céder le trône à son cousin, le prince Moulay Hicham, un brillant jeune homme qu'il élève comme son fils depuis la mort de son père, et qui se montre passionné par cette chose publique qui assomme tant le petit Mohammed.
Dans ces rivalités d'enfance vont naître les prémices d'une dissidence qui sera d'autant plus nocive pour le futur roi qu'elle vient du cercle le plus intime du palais.
Plus tard, Moulay Hicham, qui appelle de ses voeux une réforme de la monarchie, ne ménagera pas ses critiques contre Mohammed VI. La presse, qu'il aime autant que son cousin la fuit, l'appellera "le prince rouge".
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